Publié le 3 juil. 2022 à 14:26Mis à jour le 3 juil. 2022 à 14:29

Devant les Bouffe du Nord, en cette nuit de juillet, un marchand de fleurs à la sauvette aurait laissé tomber une rose. Ce serait le plus bel hommage involontaire qu’un passant aurait pu faire au grand homme de théâtre décédé le 2 juillet 2022 à 97 ans. Dans leur belle simplicité, ses murs patinés et sans âge lui ressemblaient tellement. Cette salle du nord de Paris, il l’avait investie dès le début des années 1970 et il continua à l’habiter jusqu’au bout même s’il n’en était plus le gestionnaire. Il lui avait imposé sa marque tout en douceur : l’art de créer le plein d’émotions dans un « espace vide ».

Qu’il monte Shakespeare son grand maître, des fresques comme « Le Mahâbhârata », des contes ou Beckett, Peter Brook ne s’embarrassait pas de décors. Quatre bâtons lui suffisaient pour représenter une maison, une souche et quelques brindilles pour évoquer une forêt… Le magicien transformait ses acteurs en roi et reine en les parant d’un simple tissu écarlate. Un balancement du corps de plus en plus insistant évoquait une tempête. Et puis il y avait ce sol nu, magistralement éclairé, comme animé d’une force tellurique. Mer ou désert, rue ou place de village… En le foulant, ses personnages semblaient faire renaître le monde.

Il faut du temps pour parvenir à l’épure. Les amateurs de théâtre d’aujourd’hui, du sénior à l’adolescent, connaissent bien son travail depuis son installation à Paris. Mais l’homme, fils d’immigrés lituaniens juifs, a commencé très tôt à faire du théâtre. Ses premières mises en scène à Londres datent du début des années 1940. Il n’a même pas 20 ans. Si on fait la somme aujourd’hui de ses créations et recréations, on en dénombre plus de 90, soit à peu près autant que son âge.

Brook fait d’emblée feu de tout bois. Shakespeare reste son fil rouge, magnifiquement traduit en français par Jean-Claude Carrière, son indéfectible compagnon de route. Mais il s’attaque aussi à Marlowe, Shaw et à Beckett, puis au répertoire américain (Tennessee Williams, Arthur Miller), russe (Tchekhov, Dostoïevski) nordique (Ibsen) et aussi bien sûr français. Dans son prisme, les modernes, avec un goût certain pour l’éclectisme : André Roussin, Jean Anouilh, Jean Cocteau, Jean-Paul Sartre, Jean Genet…

Du cinéma en parallèle

Le metteur en scène s’ouvre d’emblée aux autres disciplines : dès la fin des années 1940, il met en scène des opéras à Covent Garden. Il mène parallèlement une carrière, humble mais non négligeable, de cinéaste avec en tout une dizaine de films : « Sentimental Journey » (1944), « Moderato Cantabile » (1959), « Sa Majesté des mouches » (1963), « Le Mahâbharâta » (1989), « La Tragédie d’Hamlet » (2002… Tous ou presque sont liés à son travail d’homme de théâtre.

Ce n’est qu’en 1962, lorsqu’il crée « Le Roi Lear » à la Royal Shakespeare Company à Londres, que Peter Brook décide d’abandonner les oripeaux du théâtre traditionnel, de supprimer les décors et de mettre en oeuvre sa théorie de l’espace vide. Au plateau nu s’ajoute une nouvelle façon de mettre en scène, s’appuyant sur l’impro, la recherche permanente du jeu juste, un rapport nouveau avec le public. Brook vise un théâtre total, inspiré du théâtre de la cruauté d’Antonin Arthaud. Mais sa « révolution » ne s’arrête pas là. Le Britannique décide d’étendre son terrain de jeu. Peu à peu, il s’impose comme le héraut d’un « théâtre monde ». Cela passe par des voyages (Iran, Afrique, Amérique du nord) et bien sûr par des rencontres.

En 1971, alors qu’il s’est installé à Paris, il crée le Centre international de recherche théâtrale, ouvert à des acteurs du monde entier. A l’instar d’Ariane Mnouchkine, il fait appel à des distributions métissées, où aux côtés de Français ou de Britanniques comme Maurice Bénichou ou Kathryn Hunter… figurent des Indiens ou des Africains. Parmi eux, Bakary Sangaré, ancien élève de l’Institut des arts de Bamako, remarqué dans « Le Mahâbhârata » puis dans « La Tempête », rejoindra la Comédie-Française en 2002. De la maison de Brook à la maison de Molière, il n’y a qu’un pas…

Metteur en scène conteur

Plus les spectacles de Brook s’épurent, plus l’osmose entre la tradition occidentale et les cultures du reste du monde s’approfondit. Brook est faiseur de théâtre sans frontière, tout à la fois metteur en scène, conteur, griot. Le merveilleux se niche dans les détails d’un petit geste, d’un regard… et dans ces silences chargés de mille sens. Le maître baladeur peut nous plonger dans la tragédie de Carmen, mise à nu, raccourcie et portée par les seules notes d’un piano, puis la fois d’après nous propulser dans les townships d’Afrique du Sud. La même humanité inonde la scène. Et submerge le public. Artiste de l’indicible et de l’invisible, Brook n’a eu aucun mal à abattre ce quatrième mur qui sépare le spectateur de l’acteur.

Depuis les années 2010, où le duo formé par Olivier Mantei et Olivier Poubelle avaient repris les manettes des Bouffes du Nord, Peter Brook, aidé de sa complice Marie-Hélène Estienne, s’était voué à des projets plus modestes ou plus courts, n’hésitant pas à « refaire » certaines de ses créations (comme « Fragments » de Beckett) ou à rajouter un bref chapitre au Mahâbhârata ». Il était au rendez-vous quasiment chaque année. Ces derniers temps, ses spectacles ressemblaient de plus en plus à des leçons de théâtre en forme de testament lumineux. Son ultime création à l’affiche des Bouffes en avril dernier fut « The Tempest Project ». Peter Brook s’emparait une nouvelle fois de l’oeuvre flamboyante du grand Will pour en célébrer la plus belle flamme, celle de la liberté.

Peter Brook

Disparition

(1925-2022)

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